PROLOGUE
D’un côté d’Explorator IV luisait une étoile sombre et vieillissante, 4269 de La Carène, de l’autre flottait une planète solitaire d’un gris brunâtre enveloppée dans un épais cocon d’atmosphère. La seule particularité de l’étoile était son curieux reflet ambré. Un peu plus grosse que la Terre, la planète était escortée de deux petites lunes à la révolution rapide.
Une étoile de type K2 classique et une planète qui n’avait rien de remarquable. Mais pour les hommes qui se trouvaient à bord d’Explorator IV, ce système était une source de stupéfaction et de fascination.
Ils étaient trois dans le poste de contrôle avant : le commandant Marin, le lieutenant Deale et le lieutenant en second Walgrave. Trois hommes pimpants, sémillants, au geste vif, vêtus du même irréprochable uniforme blanc et qui s’étaient tellement faits l’un à l’autre que leurs intonations dégagées et désinvoltes, la façon à demi facétieuse avec laquelle ils formulaient leurs pensées étaient presque identiques. Avec leurs sondoscopes – jumelles portatives à haute luminosité dotées d’un pouvoir magnificateur considérable – ils scrutaient la planète.
— À première vue, elle est habitable, commenta Walgrave. Ces nuages sont certainement composés de vapeur d’eau.
— Si des signaux émanent d’un monde, on peut presque automatiquement en conclure que ce monde est habité, fit le lieutenant Deale. L’habitabilité est une conséquence naturelle de l’habitation.
Le commandant Marin émit un rire sec :
— Votre logique, d’ordinaire irréfutable, est en défaut. Nous sommes actuellement à deux cent douze années-lumière de la Terre. Nous avons capté les signaux alors que nous en étions à douze années-lumière. Donc, il y a deux cents ans qu’ils ont été émis. Rappelez-vous qu’ils ont brusquement cessé. Ce monde est peut-être habitable. Il est peut-être habité. Peut-être les deux. Mais pas nécessairement.
Deale eut un hochement de tête lugubre.
— Avec ce raisonnement, on ne peut même pas affirmer avec certitude que la Terre est habitée. Les maigres indications dont nous disposons…
Bip ! bip ! fit le communicateur.
— Parlez ! ordonna Marin.
La voix de Dant, l’officier de transmission, retentit dans le poste :
— Je reçois un champ fluctuant. Je le crois artificiel mais je n’arrive pas à le syntoniser. Si ça se trouve, ce n’est peut-être qu’une espèce de radar.
Marin fronça les sourcils et se frotta le nez avec le doigt.
— Je vais envoyer les éclaireurs en bas, ensuite nous retournerons nous mettre hors de portée. (Le commandant lança un mot code à l’adresse des éclaireurs, Adam Reith et Paul Waunder.) Le plus vite possible. On nous a détectés. Rendez-vous à la verticale du système, point D, comme sur Deneb.
— Compris, commandant. À la verticale du système, point D, comme sur Deneb. Accordez-nous trois minutes.
Le commandant Marin s’approcha du macroscope et se mit à quadriller fébrilement la surface de la planète en utilisant une bonne douzaine de longueurs d’ondes.
— Il y a un créneau à quelque chose comme trois mille angströms. Rien de très fameux. Il faudra que les éclaireurs se débrouillent tout seuls.
— Je suis content de n’avoir jamais reçu une formation d’éclaireur, remarqua le lieutenant Walgrave. Si tel avait été le cas, on aurait pu m’envoyer, moi aussi, sur des planètes étranges, voire horribles.
— On ne forme pas un éclaireur, rétorqua Deale. Il existe. C’est pour moitié un acrobate, pour moitié un savant fou, pour moitié un monte-en-l’air, pour moitié…
— Cela fait beaucoup de moitié.
— Mais c’est à peine suffisant. Un éclaireur, c’est un homme qui aime le changement.
Les deux éclaireurs appartenant à l’Explorator IV étaient Adam Reith et Paul Waunder. L’un et l’autre étaient des garçons pleins de ressources, solidement trempés et possédants de nombreux talents. Là s’arrêtait leur ressemblance. Reith avait quelques centimètres de plus que la moyenne, les cheveux noirs, le front large, les pommettes saillantes, des joues creuses que, parfois, un muscle faisait tressaillir. Waunder était massif et ses cheveux blonds se déplumaient ; ses traits étaient trop banals pour qu’il fût possible de les décrire. Il était d’un ou deux ans plus âgé que Reith, mais ce dernier avait un grade supérieur et était, par conséquent, le commandant théorique de la vedette de reconnaissance, astronef miniature de trente mètres de long retenu sous la poupe d’Explorator IV.
Il fallut à peine deux minutes aux deux hommes pour y embarquer. Waunder prit les commandes. Reith referma la trappe d’accès et appuya sur le bouton d’éjection. Le léger bâtiment se détacha de la vaste coque noire. Reith s’assit. Ce faisant, il enregistra comme un imperceptible mouvement à la limite de son champ visuel et eut le temps d’apercevoir pendant une fraction de seconde un projectile gris qui filait dans l’espace, venant de la planète. Puis un gigantesque éclair rouge et blanc l’aveugla. L’accélération brutale les secoua, menaçant de les déchirer, quand Waunder actionna convulsivement la manette des gaz, et la vedette fila selon une trajectoire oblique en direction du sol.
Un étrange objet flottait maintenant dans l’espace là où s’était trouvé Explorator IV un instant plus tôt : le nez et la partie arrière de l’astronef reliés par quelques débris métalliques. Entre les deux masses flamboyait le vieux soleil jaune appelé 4269 de La Carène. Le commandant Marin, le lieutenant Deale, le lieutenant en second Walgrave, leurs hommes d’équipage et leurs techniciens étaient réduits à l’état d’atomes de carbone, d’oxygène et d’hydrogène errants. Leur personnalité, leur pétulance et leur jovialité n’étaient plus que des souvenirs.